Les personnes qui n’entendent parler de genres qu’au sujet des langues européennes seront surprises qu’on parle de genres s’agissant d’une langue africaine. En effet, dans le langage international, quand on parle de genre on fait allusion aux femmes, donc au genre féminin et, indirectement, du genre masculin. Pour celui est habitué à ne voir que l’aspect sexuel dans un genre il peut paraître étonnant que dans une langue où cet aspect n’est pas pris en compte on puisse parler de genre. C’est une vision étriquée du genre.
Un genre est un regroupement d’êtres liés par une propriété commune. La définition vaut pour le concept. En effet, le concept de mammifère, par exemple, coiffe tous les êtres vivants possédant la propriété « nourrir son petit au sein ». Celui de carnassier regroupe tous les animaux ayant la propriété « se nourrir de chaire crue ». Mais le concept est d’une objectivité stricte : quand on ne se nourrit pas de la chaire crue on ne peut pas être carnassier et quand on allaite son petit on ne peut pas échapper à la couverture de mammifère. Le genre, lui, ajoute à l’objectivité du concept une bonne dose de subjectivité. Bien que le féminin soit une propriété universelle, il peut être considéré comme important ici et ne pas l’être ailleurs. Bien que l’humain soit, lui aussi, une propriété universelle, il peut être considéré ailleurs et ne pas l’être ici. Le genre est lié à une aire culturelle, c’est pourquoi le choix de la propriété qui le fonde varie d’une aire culturelle à l’autre.
Une autre différence qui distingue le genre du concept se trouve dans la forme que chacun prend pour se manifester dans le discours. Le concept prend la forme d’un terme : mammifère, herbivore, carnivore, carnassier, végétal, minéral, etc. Le genre, quant à lui, se manifeste sous la forme d’une marque faite sur le nom qui désigne l’être classé dans le genre. C’est par cette marque répétée sur une série de noms qu’on reconnaît l’existence d’un genre, et c’est par le rapprochement des radicaux des noms ainsi marqués qu’on découvre la propriété commune représentée par la marque. Cette manifestation du genre par un procédé morphologique permet à celui-ci d’être moins strict que le concept. Le procédé permet à la langue d’introduire dans le genre un être qui, objectivement, n’en a pas la propriété. Il permet aussi d’exclure du genre un être qui en a pourtant la propriété. En latin, par exemple, le paysan (agricola) et le navire (nauta) sont classés dans le genre féminin bien que, objectivement, le premier soit masculin et le second neutre.
Une troisième différence oblige le processus de regroupement par le genre à épuiser le lexique des noms de la langue. Le nombre de propriétés nécessaire pour épuiser la liste varie d’une aire culturelle à l’autre. Ici l’on retiendra deux propriétés, ailleurs trois, quatre ou cinq. Quel que soit le nombre de genres qui en résultent, le lexique des noms ne sera jamais épuisé. Il y a donc nécessité de prévoir un genre neutre chargé de récupérer tous les êtres exclus par les propriétés retenues.
Une quatrième différence enfin : le genre, parce qu’il est lié à la perception culturelle des êtres, peut évoluer pour être en adéquation avec l’évolution de celle-ci. Cela peut conduire à l’augmentation ou à la diminution du nombre de genres ou au changement des propriétés fondatrices des genres ou même à la disparition de ceux-ci. Tous ces schémas se retrouvent dans les genres des langues de la famille Niger-Congo dont voici un des prototypes, le Tem.
La parenté génétique du Tem au sein du phylum Niger-Congo apparaît dans les tableaux ci-après :
Niger-Congo | Mandé | |||
Atlantic-Congo | Atlantique | |||
Volta- Congo | Bénoué-Congo | |||
Volta-Congo Nord | Adamawa-Oub. | |||
Gur | ||||
Volta-Congo Sud | Kru | |||
Kwa | ||||
Ijoïd | ||||
Kordofan |
Gur | Sénoufo | ||
Koulango-Lobi | |||
Gurunsi | Gurunsi-est | Tem, Kabiyè, Lamba, etc. | |
Gurunsi-centre | Kasem, Nuni, Lyélé, etc. | ||
Gurunsi-ouest | Dégha, Siti | ||
Oti-Volta |
Le tem a cinq genres : le genre de l’humain, le genre du dérivé, le genre du menu, le genre du dense et le genre du neutre.
Le genre de l’humain
Le genre humain regroupe en son sein tous les noms désignant des humains : noms propres comme noms communs. Les noms communs d’humains sont ceux de la parenté (génétique ou par alliance), les noms de métiers, de titres, qu’il s’agisse des noms d’origine ou des noms d’emprunt. Le genre contient aussi des noms d’animaux et de quelques objets inanimés.
Il est manifesté au niveau du nom par le suffixe /-ʋ/ :
bú | (bi-ʋ) | enfant |
tɩwʋ́ | (tɩw-ʋ) | medium |
wolú | (wol-ʋ) | souris |
teḿ | (tem-ʋ) | iroko |
Au pluriel il est remplacé par le marqueur de pluriel spécifique aux humains, /ba/ :
bíya | (bi-ba) | enfants |
tɩwáa | (tɩw-ba) | mediums |
woláa | (wol-ba) | souris |
temáa | (tem-ba) | irokos |
A part le nom l’affixe de genre et celui du pluriel se manifestent au niveau des déterminants dépendants et des pronoms : illustration avec le nom bú.
bú | kúmuú | ɩna | ɩ́ | salaɁ |
bi-ʋ | kúmuw-ʋ | ʋ-na | ʋ-inj | sal |
enfant | petit | ce | qu’il | tomber |
Ce petit enfant, il faut qu’il tombe |
Avec le nom au pluriel bíya, la phrase devient :
bíya | kúmuwáa | bana | bá | salaɁ |
bi-ba | kúmuw-ba | ba-na | ba-inj | sal |
enfants | petits | ces | qu’ils | tomber |
Ces petits enfants, il faut qu’ils tombent |
Le genre du dérivé
Le genre dérivé rassemble les noms d’objets dont l’existence est liée à l’existence préalable d’autres objets. Les objets en question sont, entre autres, l’œuf, les fruits, certaines parties du corps humain. Certains noms comme yɛ́lɛ ‘œuf’, yɩ́lɛ ‘mamelle’ sont, de toute évidence, de construction primaire. Mais d’autres comme tɛ́ɖɛ ‘palme de raphia’, kpɩzɩ́ɖɛ ‘noix de cajou’ dérivent du nom de l’objet dont ils sont issus, à savoir tarʋ́ʋ ‘palmier raphia’, kpɩzʋ́ʋ ‘acajou’. Enfin, d’autres noms comme líɖe ‘racine’ ou mʋ́ɖɛ ‘abcès’ sont le résultat d’une action dénotée par un verbe, en l’occurrence liríi ‘s’enfoncer’ et mʋrʋ́ʋ ‘enfler’, respectivement.
Le genre se manifeste au niveau du nom par le suffixe /ɖɛ/ :
yɛ́lɛ | (yal-ɖɛ) | œuf |
tɛ́ɖɛ | (tar-ɖɛ) | palme |
mʋ́ɖɛ | (mʋr-ɖɛ) | abcès |
Au pluriel l’affixe de genre /ɖɛ/ est remplacé par le marqueur de pluriel spécifique aux dérivés, /a/ :
yalá | (yal-a) | œufs |
tará | (tar-a) | palmes |
mʋrá | (mʋr-a) | abcès |
Voici, avec le nom yɛ́lɛ, l’affixe de genre et celui du pluriel dans les déterminants dépendants et les pronoms :
yɛ́lɛ | kúmuuɖé | ɖɩna | ɖɩ́ | salaɁ |
yal-ɖɛ | kúmuw-ɖɛ | ɖɩ-na | ɖɩ-inj | sal |
œuf | petit | ce | qu’il | tomber |
Ce petit œuf, il faut qu’il tombe |
Avec la forme de pluriel du nom, yalá, la phrase devient :
yalá | kúmuyé | ana | á | salaɁ |
yal-a | kúmuw-a | a-na | a-inj | sal |
œufs | petits | ces | qu’ils | tomber |
Ces petits œufs, il faut qu’ils tombent |
Le genre du menu
Le genre du menu regroupe des objets qui, souvent, ne sont pas particulièrement petits. En effet, si un objet comme táka ‘reinette’ est menu, des objets tels que fɔ́ɔ ‘chien’, fɔɔ́ ‘champ’, tɔ́ɔ ‘cour’, yíka ‘calebasse’ ne méritent qu’on les qualifie de petits. Pourtant c’est avec le marqueur /ka/ de ce genre que s’effectue la dérivation de la petitesse. Ainsi, de kpelé ‘siège’ on dérive kpelɔɔ́ ‘petit siège’, de kpamʋʋ́ ‘pince’ on dérive kpamɔɔ́ ‘pincette’. De plus quand un nom entre en composition avec le radical adjectival /i/ qui signifie menu, il est obligé d’abandonner son affixe de genre au profit de /ka/. Ainsi avec kpelé on a le composé kpelíya ‘siège menu’.
Le genre se manifeste au niveau du nom par le suffixe /ka/ :
yíka | (yi ka) | calebasse |
loŋa | (lon-ka) | tambour d’aisselle |
kpelɔɔ́ | (kpel-ka) | petit tabouret |
kpelíya | (kpel-i-ka) | tabouret minuscule |
Au pluriel l’affixe /ka/ est remplacé par le marqueur de pluriel spécifique aux menus, /sɩ/ :
yísi | (yi sɩ) | calebasses |
lóózi | (lon-sɩ) | tambours d’aisselle |
kpelásɩ | (kpela sɩ) | petits tabourets |
kpelísi | (kpeli sɩ) | tabourets menus |
Avec le nom yíka, voici les affixes de genre et de pluriel tels qu’ils apparaissent dans les déterminants dépendants et les pronoms :
yíka | kúmuuká | kana | ká | salaɁ |
yi ka | kúmuw ka | ka-na | ka-inj | sal |
calebasse | petite | cette | qu’elle | tomber |
Cette petite calebasse, il faut qu’elle tombe |
Avec la forme de pluriel du nom, yísi, la phrase devient :
yísi | kúmuisi | sɩna | sɩ́ | salaɁ |
yi sɩ | kúmuw sɩ | sɩ-na | sɩ-inj | sal |
calebasses | petites | ces | qu’elles | tomber |
Ces petites calebasses, il faut qu’elles tombent |
Le genre du dense
Le dense est la propriété d’un objet quantifiable mais non comptable comme l’eau et tout ce qui est liquide ou visqueux comme le miel, des objets farineux ou granuleux. On peut quantifier ces objets à l’aide d’instruments de mesure (balance, bouteille, calebasse, etc.) mais il est impossible ou difficile de les compter.
Certains objets denses utilisent le marqueur de pluriel des genres de noms comptables pour exprimer leur propriété dense comme on peut le voir dans le tableau ci-dessous :
Forme simple | Forme pluriel | Forme dense | |||||
| | | | | | |||||
tʋʋ | (tʋ-ʋ) | tʋ́ʋ́nɩ | (tʋ-tɩ) | tʋ́ʋ́nɩ | (tʋ-tɩ) | ||
abeille | abeilles | miel |
sʋlʋ́ʋ | (sʋl-kʋ) | sʋlɩ́nɩ | (sʋl-tɩ) | sʋ́tɩ | (sʋl-tɩ) | ||
arbre de néré | arbres de néré | poudre de néré |
mɩ́lɛ | (mɩl-ɖɛ) | mɩlá | (mɩl-a) | mɩlá | (mɩl-a) | ||
tige de sorgho | tiges de sorgho | du sorgho |
Mais la plupart des noms d’objets dense se donne pour affixe /bʋ/, qui se réalise [m] en position de suffixe de nom :
lɩ́m | (lɩ-bʋ) | eau |
núm | (nu-bʋ) | huile, corps gras |
ɖɔ́m | (ɖɔ-bʋ) | sel |
tɩ́m | (tɩ-bʋ) | poudre à canon |
Avec le nom ɖɔ́m, voici la forme de l’affixe dans les déterminants dépendants et les pronoms :
ɖɔ́m | kúmuuibi | bɩna | bɩ́ | salaɁ |
ɖɔ-bʋ | kúmuw bʋ | bɩ-na | bɩ-inj | sal |
sel | petit | ce | qu’il | tomber |
Cette petite quantité de sel, il faut qu’elle tombe |
La forme infinitive du verbe se présente avec un affixe qui, sans être un affixe de genre, lui ressemble beaucoup au plan de la forme. Les affixes d’infinitif sont aussi variés que ceux des genres et de leurs pluriel :
lím | (li-bʋ) | avaler |
lií | (li-ɩ) | tremper |
ɖɔkɩ́ | (ɖɔ-kɩ) | tenir |
tasɩ́ | (ta sɩ) | ajouter |
Quel que soit l’affixe qu’il porte l’infinitif, considéré comme un nom, se range dans le genre du dense. Ainsi avec l’infinitif ɖɔkɩ́ on a les accords suivants :
ɖɔkɩ́ | bɩna | bɩ́ | sɩɩ | tɩ́ŋa |
ɖɔ kɩ | bɩ-na | bɩ-inj | sɩɩ | tɩn-ka |
sel | ce | qu’il | déposer | fin |
Cette façon de tenir, il faut qu’elle cesse |
Le genre du neutre
Le genre se constitue par sélection des objets à partir d’une propriété qu’ils ont en partage. Le choix des propriétés n’épuise pas tout le lexique. Pour ne pas exagérer le nombre des genres, il y a un moment où l’on s’arrête de créer de nouveaux genres à partir de nouvelles propriété. Le reste des objets qui n’ont pas trouvé place dans les genres constitués est rangé dans un genre qu’on pourrait qualifier du genre des restes, un genre sans propriété propre, donc un genre neutre.
Le genre neutre contient tout ce que les propriétés des genres à propriétés propres ont rejeté, à savoir le non-humain, le non-dérivé, le non-menu, le non-dense. De ce fait on peut y voir des objets non-humains en grand nombre sans pour autant être qualifié de genre non-humain, des objets gigantesques (arbres, montagnes, etc.) sans pour autant qu’il soit taxé de genre « augmentatif », etc. Le genre reste neutre même si de temps en temps la langue l’utilise ces différentes propriétés qu’il renferme pour une dérivation ‘déshumanisante’ ou ‘augmentative’ d’un objet.
Le genre se manifeste au niveau du nom par le suffixe /kʋ/ :
lokú | (lo kʋ) | roseau |
lowú | (lo-kʋ) | gorge |
bɔɔwʋ́ | (bɔ-kʋ) | trou |
ɖaŋ́ | (ɖam-kʋ) | case, chambre |
tɩɩwʋ́ | (tɩ-kʋ) | arbre |
bʋ́ʋ | (bʋ-kʋ) | montagne |
Au pluriel l’affixe /kʋ/ est remplacé par le marqueur de pluriel spécifique aux menus, /tɩ/ :
lokíni | (lok-tɩ) | roseaux |
lóóni | (lo-tɩ) | gorges |
bɔ́ɔ́nɩ | (bɔ-tɩ) | trous |
ɖamɩ́nɩ | (ɖam-tɩ) | chambres |
tɩ́ɩ́nɩ | (tɩ-tɩ) | arbres |
bʋ́ʋ | (bʋ-tɩ) | montagnes |
Avec le nom tɩɩwʋ́, voici les affixes de genre et de pluriel tels qu’ils apparaissent dans les déterminants dépendants et les pronoms :
tɩɩwʋ́ | kúmuukú | kɩna | kɩ́ | salaɁ |
tɩ-kʋ | kúmuw kʋ | kɩ-na | kɩ-inj | sal |
arbre | petit | ce | qu’il | tomber |
Ce petit arbre, il faut qu’il tombe |
Avec la forme de pluriel du nom, tɩ́ɩ́nɩ, la phrase devient :
tɩ́ɩ́nɩ | kúmuiti | tɩna | tɩ́ | salaɁ |
tɩ-tɩ | kúmuw tɩ | tɩ-na | tɩ-inj | sal |
arbres | petits | ces | qu’ils | tomber |
Ces petits arbres, il faut qu’ils tombent |
A côté du prototype tem, assez proche de celui du sénoufo ou du swahili, il y en a d’autres à systèmes plus réduits, souvent de deux genres : l’animé et le non-animé.
Le système de genre tel que celui du tem a un inconvénient et un avantage. L’inconvénient, on le voit bien, est la difficulté de maîtrise du système d’accord. C’est l’aspect de la langue que l’enfant maîtrise le plus tardivement. L’avantage est une expression précise moins exposée à l’ambigüité.