Une
discussion au sein du groupe Parlons Tem
sur Facebook sur le calendrier tem (noms de mois et noms des sept jours de la
semaine) m’a donné l’idée d’un article sur la division du temps dans cette
langue. Le locuteur du tem sait nommer le jour, laps de temps compris entre le
lever le coucher du soleil. Dans un calendrier, le jour ne dure pas 12h, mais
24h, donc une journée qui comprend, outre le jour, la nuit. J’ai donc cherché à
savoir si un mot existait pour journée, différent de celui pour jour. Il existe
bien une expression (nuvoowu na ɩdaawʋ) signifiant ‘nuit et jour’, mais, comme en
français, elle n’exprime pas une durée comprenant le jour et la nuit, mais une
répétition.
En revanche, il
existe une série d’expressions qui fixent des jalons sur le long de la journée.
Ce sont « kɩ ɩ ɖaanɩ » ‘il
fait soir’, « ku u yu » ‘il
fait nuit’ et « ki i ve »
‘il fait jour’. Les trois expressions ont le même sujet syntaxique qui est le
pronom /kɩ/ ([kɩ], [ku], [ki]). Ce pronom représente un nom du genre neutre k. Si
l’on découvrait ce nom il serait possible de mettre au jour le nom de la
journée.
Fort
heureusement, il est possible de remplacer le pronom /kɩ/ de l’expression « ki i ve » par un nom sans en
changer le sens. Ce nom est tɛɛwʋ. Ce
mot existe dans des expressions telles que « tɛɛwʋ wa a dala » ‘la pluie est arrivée’, « tɛɛwʋ wa a nɩɩ » ‘il a plu’ où il
se traduit par ‘pluie’. Si le mot tɛɛwʋ
qui désigne la pluie est le même que celui qui découpe les moments de la
journée, on n’a pas affaire ni à la pluie ni à la journée. A quoi a-t-on
affaire ?
Que représente
le mot tɛɛwʋ ?
Pour cerner le
sens de ce mot, reprenons donc les expressions dans lesquelles il intervient à
titre de sujet syntaxique. D’abord avec les verbes fem ‘se réveiller’, ɖaanɩ
‘faire soir’ et yuu ‘faire nuit’ (dans
leurs formes de radical /fe/, /ɖaanɩ/ et /yu/) avec le substitut pronominal /kɩ/.
Le marqueur d’accompli, /ɩ/, précède le verbe :
(1)
|
ki i ve
|
(2)
|
kɩ ɩ ɖaanɩ
|
(3)
|
ku u yu
|
Puis
avec les verbes fem ‘se réveiller’, talɩɩ ‘arriver’, nɩɩ ‘pleuvoir’ et cɛm
‘rompre’, avec, cette fois un marqueur d’accompli recourant pour sa
manifestation à un indice de pronom non accordé au nom (ʋ-ɩ > wa-ɩ > waa) :
(4)
|
tɛɛwʋ wee ve
|
|
(5)
|
tɛɛwʋ waa dala
|
|
(6)
|
tɛɛwʋ waa nɩɩ
|
|
(7)
|
tɛɛwʋ waa nɩɩ ma
|
j’ai
été mouillé(e) par la pluie
|
(8)
|
tɛɛwʋ wɛɛ jɛ
|
Il
faut ajouter à ces expressions celles où tɛɛwʋ
intervient avec une fonction syntaxique autre que sujet et où il a toujours le
sens de pluie. Avec yaa ‘appeler’, faa ‘donner’ et yɩɖɛ ‘nom’, on peut avoir les exemples suivants :
(9)
|
Jɔbɔ wan yaa tɛɛwʋ
|
Djobo
sait faire venir la pluie
|
(10)
|
Jɔbɔ waa va tɛɛwʋ
kɩna yɩɖɛ
|
Djobo
a donné un nom à la présente pluie
|
Que
tɛɛwʋ soit en isolation ou en
fonction objet, qu’il prenne sa forme de pluriel tɛɛnɩ, il renvoie à la pluie. Malgré tout, cette intempérie n’est
qu’un aspect de l’éventail sémantique du mot. En effet, le même tɛɛwʋ représente un être qui se réveille
avec le lever du jour et marque de son empreinte d’autres moments de la journée
que sont le soir et la nuit. Et ce n’est pas tout. Il est aussi le tonnerre qui
gronde et les nuages qui noircissent :
(11)
|
tɛɛwʋ
|
wee
|
dili
|
le
tonnerre a grondé
|
(12)
|
tɛɛwʋ
|
wee
|
biri
|
les
nuages sont devenus noires
|
Qu’est-ce
que peut bien être l’identité de cet objet qui fait tomber la pluie, noircir
les nuages, gronder le tonnerre, qui se lève avec le soleil et se couche avec
lui ? N’est-ce pas tout ce qui surplombe la terre et lui sert de calotte,
c’est-à-dire le ciel ? Dans certaines contrées n’est-ce pas le ciel qui
gronde et jette la foudre pour manifester sa colère, qui fait de la pluie une calamité
ou un événement salvateur ?
Quand tɛɛwʋ agit sous son aspect pluie son nom
peut prendre une forme de pluriel, tɛɛnɩ.
La pluralisation du mot se construit sur le modèle de cɛɛwʋ/cɛɛnɩ ‘hache’, bɔɔwʋ/bɔɔnɩ ‘trou’, tɩɩwʋ/tɩɩnɩ ‘arbre’. Mais elle aurait pu se
construire sur le modèle de faawʋ/faadɩ ‘feuille’ et on aurait eu alors *tɛɛwʋ/tɛɛdɩ. Entre les pluriel tɛɛnɩ
et tɛɛdɩ, tɛɛwʋ a choisi le premier. La forme tɛɛdɩ n’est pourtant pas rejetée car elle existe et désigne la
terre. Quel rapport cette mot a-t-elle avec la forme tɛɛnɩ ?
Rapport entre tɛɛnɩ et tɛɛdɩ
Au plan
morphologique, il n’y a pas de doute, tɛɛnɩ
et tɛɛdɩ sont des réalisations de la
même structure de base /tɛ-tɩ/ : même radical, même suffixe. Parce qu’elles
sont les réalisations de surface du même suffixe de base (/tɩ/) les suffixes [nɩ]
et [dɩ] de tɛɛnɩ et tɛɛdɩ, respectivement, enclenchent
chacun le même schème d’accord (/kɩ-na kɩ/) comme on peut le voir dans le couple
(14)/(15) au sein du tableau comparatif (13)-(16) suivant :
(13)
|
tɛɛwʋ
|
kɩna
|
kɩ
|
cɛ
|
Que
cette pluie cesse de tomber !
|
(14)
|
tɛɛnɩ
|
tɩna
|
tɩ
|
cɛ
|
Que
ces pluies cessent de tomber !
|
(15)
|
tɛɛdɩ
|
tɩna
|
tɩ
|
sala
|
Que
cette terre tombe !
|
(16)
|
ɖaazɩ
|
sɩna
|
sɩ
|
sala
|
Que
ces bois tombent !
|
Tɛɛnɩ et tɛɛdɩ partagent le même radical (/tɛ/),
pourtant le mot tɛɛdɩ n’a rien à voir
ni avec le ciel ni avec un élément céleste puisqu’il désigne la terre qui est l’opposé
du ciel. Certains dérivés de tɛɛdɩ
confirment le caractère non-ciel de l’objet désigné. Ce sont adɛ, tɛ
et tɛɛzɩ.
Le dérivé adɛ (/a-tɛ/) est un adverbe. Il sert à
localiser par rapport au sol. On peut le traduire par ‘en bas, par terre’.
(17)
|
bu waa zala adɛ
|
Un
enfant est tombé par terre
|
(18)
|
wɛ ɛ bɛɛ adɛ na ʋsɔɔdaa
|
Il
a regardé en bas et en haut
|
Les
dérivés tɛ et tɛɛzɩ ont une valeur locative comme l’adverbe adɛ, mais sont des postpositions nominales :
(19)
|
/tɩɩwʋ-tɛ/
|
>
|
tɩɩwʋ-n-dɛ
|
au
pied de l’arbre / sous l’arbre
|
(20)
|
/tɩɩwʋ-tɛɛzɩ/
|
>
|
tɩɩwʋ-n-dɛɛzɩ
|
au-dessous
de l’arbre
|
Au
vu du champ sémantique de tɛɛdɩ, il
semble qu’il soit impossible d’établir un rapport entre tɛɛwʋ et tɛɛdɩ. Pourtant
le point de vue morphologique est formel sur la relation entre les deux noms.
Revenons donc à la morphologique.
Il convient de
rappeler que le tem, une langue à genres, réserve un genre pour les objets
denses tels que les corps liquides, visqueux, poudreux ou granuleux. Mais
certains objets denses trouvent leur place dans les genres réservés aux objets
discrets, comptables. Ici, c’est le marqueur de pluriel qui est réutilisé pour
le dense. Soit le cas du radical /tʋ/ ‘idée d’abeille’ qui a pour marqueur de
genre /ʋ/. Au pluriel ce marqueur est remplacé auprès du radical par le
marqueur /tɩ/. Celui-ci se réalise, dans ce contexte, [nɩ]. On a donc le nom
simple /tʋ-ʋ/ réalisé tʋʋ ‘abeille’
et le même nom au pluriel /tʋ-tɩ/ réalisé tʋʋnɩ
‘abeilles’. Mais le miel qui est un objet dense parce que visqueux a le même
nom que ‘abeilles’, tʋʋnɩ.
(21)
|
/tʋ/
|
+
|
/ʋ/
|
>
|
genre
|
>
|
tʋʋ
|
abeille
|
+
|
/tɩ/
|
<
|
pluriel
|
>
|
tʋʋnɩ
|
abeilles
|
||
dense
|
>
|
tʋʋnɩ
|
miel
|
Mais
quand il y a possibilité d’une variation libre de la forme du marqueur du
pluriel, la langue peut attribuer une variante au pluriel et l’autre au dense.
C’est le cas du marqueur /tɩ/. Auprès du radical /sʋl/ ‘idée de néré’ il peut
exiger pour sa liaison au radical un liant vocalique V (/sʋl-tɩ/ > sʋl-V-tɩ
> sʋl-ʋ-tɩ > sʋlʋnɩ), ou pas,
ce qui entraîne l’amuïssement de /l/ de /sʋl/ (/sʋl-tɩ/ > sʋ(l)-tɩ > sʋtɩ) :
(22)
|
/sʋl/
|
+
|
/kʋ/
|
>
|
genre
|
>
|
sʋlʋʋ
|
arbre
de néré
|
+
|
/tɩ/
|
<
|
pluriel
|
>
|
sʋlʋnɩ
|
arbres
de néré
|
||
dense
|
>
|
sʋtɩ
|
farine
de néré
|
Dans
(21) et (22) on note le lien sémantique qui existe entre l’objet désigné par le
dense et celui désigné par le pluriel. Le miel est le produit des abeilles, la
farine de néré est le produit des arbres de néré.
Les modèles (21)
et (22) invite à poser reconnaître une relation de pluriel/dense entre tɛɛnɩ et tɛɛdɩ, parce que d’une part, contrairement à tɛɛnɩ, tɛɛdɩ ne cohabite pas avec une forme non-pluriel dont il serait la
forme pluriel, d’autre part, contrairement à tɛɛnɩ qui renvoie à un objet
discret, tɛɛdɩ renvoie, lui, à un objet dense. On peut donc représenter tɛɛwʋ/tɛɛnɩ/tɛɛdɩ sur le même
modèle que (21) et (22), soit :
(23)
|
/tɛ/
|
+
|
/kʋ/
|
>
|
genre
|
>
|
tɛɛwʋ
|
ciel
|
+
|
/tɩ/
|
<
|
pluriel
|
>
|
tɛɛnɩ
|
cieux
|
||
dense
|
>
|
tɛɛdɩ
|
terre
|
La
morphologie est donc formelle et nous impose de reconnaître la relation
sémantique qui existe entre tɛɛwʋ et tɛɛdɩ et de l’identifier.
En quoi tɛɛdɩ est-il le produit de tɛɛwʋ ?
A l’instar des
modèles (21) et (22), le (23) indique formellement que tɛɛdɩ est un produit de tɛɛnɩ.
Quelle en est la nature ?
Il faut tout de
suite exclure la conception actuelle dominée par les religions d’origine sémite
qui voit dans le ciel une divinité, laquelle serait créatrice de la terre. A
l’époque où s’élaborait la la thèse selon laquelle la terre serait le fruit du
ciel, ces religions n’existaient pas.
Selon le rapport
morphologique, la matière dense qu’est tɛɛdɩ
est produite par le ciel. Nos lointains ancêtres vivaient sur terre entourés d’objets
qui sont censés descendre du ciel. C’est le cas des cours d’eau, des lacs, qu’alimente
la pluie et qui s’assèchent quand celle-ci vient à manquer. Ils avaient l’expérience
du vent, des tornades, de la foudre qui, tous viennent du ciel. Il est possible
que dans ce contexte ils aient pensé que la terre est une poussière tombée du
ciel. Plausible ou non, cette hypothèse tranche avec celle d’autres peuples
africains qui attribuent à la terre un rôle maternel et au ciel un rôle de
père, les plantes et les animaux étant le fruit de ces deux êtres divins de
sexe contraires.
Ce n’est pas la
première fois qu’on est surpris par une interprétation des phénomènes naturels
de la par des ancêtres des Tem. Dans le premier article du présent blog, j’ai mis
au jour cette croyance de nos ancêtres selon laquelle le soleil serait un amas
d’étoiles, à partir, du même rapport pluriel/dense liant cette fois les étoiles
au soleil :
(23)
|
/wɩl/
|
+
|
/ka/
|
>
|
genre
|
>
|
wɩlɔɔ
|
étoile
|
+
|
/sɩ/
|
<
|
pluriel
|
>
|
wɩlasɩ
|
étoiles
|
||
dense
|
>
|
wɩsɩ
|
soleil
|
Il
faut croire que nos ancêtres lointains observaient le ciel avec autant d’attention
que l’habitant du désert et le faisaient sans préjugés religieux. Ils pouvaient
ainsi tirer de leur observation des conclusions peu empreintes de mythologie et
plus proches d’une science intuitive.
Conclusion
Encore une fois,
la langue a confié deux de ses secrets. Le premier est le nom de ciel. Ce que
nous croyions être le nom pour désigner la pluie est celui qui est cause de
pluie, le ciel. Le second secret concerne l’origine de la terre qui ne serait
qu’un dépôt de poussières tombées du ciel. Pour amener le chercheur à déceler
ces secrets, la langue lui impose une démarche rigoureuse fondée sur l’analyse morphologique.
Il n’y a donc pas de place à des hypothèses hasardeuses ou spéculatives. C’est
la preuve qu’une bonne partie de la connaissance de nos ancêtres, leur pensée,
leur culture, leur histoire se trouve dans nos langues. Celles-ci constituent
donc un champ archéologie de premier ordre pour l’anthropologue, le philosophe
et l’historien.
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