Introduction
Quand un nom commun désigne un objet dénombrable, il peut subir un changement de
forme. De la forme qu'il a quand il désigne la notion (par exemple cheval) il passe à une autre quand il désigne plus d'une unité de
l'objet (chevaux <
cheval+s) . La deuxième forme a acquis
un marqueur de pluriel. A ce marqueur, la Grammaire classique (ou
traditionnelle) oppose un marqueur de singulier en se fondant sur la forme du
nom commun des langues codifiées en premier, le grec du 2e s. avant notre ère puis le latin.
Dans ces langues la structure du nom est constituée de
deux composantes : une unité lexicale, le radical
(Rad) et une unité grammaticale, le suffixe. Deux suffixes, x et y, commutent
auprès du même Rad. Aussi le nom prend-il tantôt la forme {Rad-x}, tantôt la
forme {Rad-y}. Ces langues dites classiques étant des langues à genres
(trois genres : masculin, féminin, neutre) x
et y varient avec le genre. On aura donc des noms à structure {Rad-x1}
et {Rad-y1}, des noms {Rad-x2} et {Rad-y2} et
des noms {Rad-x3} et {Rad-y3}.
Le nom
prend la forme Rad-y quand il désigne plus d’une unité comptable. Par ailleurs
les suffixes x et y permettent d’identifier le genre auquel appartient le nom
et sa fonction syntaxique. En plus de ces valeurs (genre, cas) y a la valeur de
pluriel. Face à cette situation deux éventualités se présentent : ou bien
x ne comprend que deux valeurs, le genre et le cas, ou bien x, comme y, a trois
valeurs : le genre, le cas et la valeur inverse de pluriel, le singulier.
Qu’est-ce qui a poussé la Grammaire traditionnelle à choisir la deuxième
éventualité ?
1. Péché par ignorance
Une
langue sans genres n’a qu’une façon de pluraliser un nom. Elle lui associe un
marqueur de pluriel. Pour une langue à genres, dont la structure du nom est par
définition Rad-x, le marqueur de pluriel (y) est soit additionnel ({Rad-x} >
{Rad-x-y}) soit substitutionnel ({Rad-x} > {Rad-y}).
Dans le premier cas, y garde la même forme pour tous
les noms pluralisables. Ainsi, le nom Rad-x1 aura pour forme au
pluriel {Rad-x1-y}, le nom {Rad-x2} sera {Rad-x2-y}
au pluriel, ainsi de suite. C’est le cas des couples muchacho/muchachos
‘garçon/garçons’ et muchacha/ muchachas ‘jeune fille/jeunes filles’ de
l’espagnol, langue à deux genres, le masculin et le féminin, avec /s/ comme
marqueur de pluriel :
Rad
|
x1
|
Rad
|
x1
|
y
|
|||
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|||
muchach
|
o
|
muchach
|
o
|
s
|
|||
Rad
|
x2
|
Rad
|
x2
|
y
|
|||
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|||
muchach
|
a
|
muchach
|
a
|
s
|
La présence de x1 ou x2 au pluriel relègue y dans
on unique rôle de pluralisateur et le dispense d’un rôle secondaire.
Dans le second cas, le marqueur de pluriel a une forme
spécifique pour chaque genre. En effet, en l’absence de x au pluriel, c’est à
y, le pluralisateur, que revient la charge supplémentaire de permettre
l’identification du genre du nom. Cela exige que chaque genre ait son
pluralisateur : à x1 un y1, à x2 un y2
et ainsi de suite. Certains noms seront de forme {Rad-x1}/{Rad-y1},
d’autres de forme {Rad-x2}/{Rad-y2}, ainsi de suite.
C’est le cas couples du latin bonus/boni ‘bon/bons’ et bona/bonæ
‘bonne/bonnes’ :
Rad
|
x1
|
Rad
|
y1
|
Rad
|
x2
|
Rad
|
y2
|
||||
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
||||
bon
|
us
|
bon
|
i
|
bon
|
a
|
bon
|
æ
|
Denys de Thrace et ses contemporains ignoraient sans doute le procédé
de pluralisation du nom dans une langue sans genres où il suffit de joindre le pluralisateur
au nom. Ils ignoraient sans doute aussi le procédé de pluralisation par
concaténation dans une langue à genres, procédé qui montre que le marqueur de
pluriel n’a qu’une fonction, celle d’indiquer le nombre. Dans l’ignorance de
ces deux cas, les Grammairiens antiques, face au seul cas où le marqueur y
indique non seulement le pluriel mais aussi l’identité du genre, ont cru que le
marqueur x, à l’instar du marqueur y, indiquait lui aussi à la fois le genre et
le nombre : si y1 = genre 1 et pluriel, alors x1 =
genre 1 et l’inverse de pluriel c’es-à-dire singulier.
2. Complexification du péché
originel
A la
différence de la Grammairiens traditionnelle, la linguistique générale moderne
a l’avantage de connaître tous les procédés de pluralisation qui ont cours
aussi bien dans les langues sans genres que dans les langues à genres. En plus
du procédé de substitution des langues mortes, elle vit avec le procédé de
concaténation qui est pratiqué par les langues qui ont servi en premier à son
édification : les langues romanes, les langues germaniques. Si des noms
{Rad-x1} et {Rad-x2} deviennent au pluriel respectivement
{Rad-x1-y1} et {Rad-x2-y2} c’est
que x1 et x2 n’ont rien à voir avec l’expression du
nombre, en particulier le singulier, sinon ils ne seraient pas présents au
pluriel.
Il est vrai qu’en français par exemple, x n’est pas
visible comme en espagnol. Soit les expressions Le cheval est un animal attachant et Elle a une queue de cheval. Il n’est pas difficile de se rendre
compte que dans ces expressions le mot cheval (pl. chevaux) est un ensemble de
propriétés qui permettent de reconnaître un être comme étant un cheval. Il
s’agit donc de propriétés qualitatives sans aucune interférence avec une
propriété quantitative, notamment le singulier. Même dans l’expression Je reconnais avoir vendu un cheval, pas deux,
la valeur d’unicité n’est pas dans le mot cheval mais dans le déterminant, un, extérieur à cheval.
La linguistique générale avait donc tous les outils
linguistiques pour remettre en cause le singulier prôné par la Grammaire
traditionnelle. Mais probablement par mimétisme, elle a considéré la forme
non-plurielle du nom comme une forme de singulier. Or, à la différence des
langues qui pratiquent la pluralisation par substitution, il n’y a plus de
marqueur pouvant servir de support physique de ce singulier. C’est alors que la linguistique moderne invente la
théorie du morphème zéro (Ø) pour servir, entre autres unités morphologiques,
de support physique du singulier. Ainsi, dans une langue sans genres, la forme
‘pluriel’ du nom est {nom+y} tandis que la forme ‘singulier’ sera {nom+Ø}. Dans
une langue à genres et à pluralisation par concaténation, le pluriel et le
singulier du nom auront chacun trois unités morphologiques : {Rad-x1-y1}
pour le pluriel et {Rad-x1-Ø} pour le singulier.
Genre
|
Nbre
|
|||
|
|
|
|
|||
Langue à genres
|
Rad
|
x1
|
Ø
|
singulier
|
Rad
|
x1
|
y
|
pluriel
|
|
Langue sans genres
|
Nom
|
-
|
Ø
|
singulier
|
Nom
|
-
|
y
|
pluriel
|
La théorie de la « substance zéro » découle de cette
pensée d’une linguistique moderne qui veut qu’une langue soit un complexe de
systèmes et qu’au sein de chaque système chaque élément ne doive son identité
linguistique que dans son opposition aux autres. Des éléments de systèmes
peuvent s’opposer parce que dotés de substances (ou formes) différentes,
d’autres s’opposent parce que l’un a une substance qui manque à son opposé.
Dans ce dernier cas, le système ne peut comprendre que deux éléments et comme
l’un est dépourvu de la substance qui est présente pour l’autre, les deux
éléments sont dits contraires. L’absence de substance est représentée par la
« substance zéro ».
En phonologie si un phonème comme /m/ est différent
des phonèmes /n/ et /ɲ/ c’est parce qu’il occupe une position (labiale) tandis
que /n/ et /ɲ/ occupent des positions différentes, dentale et palatale.
Cette différence n’est pas du même type que celle qui oppose /m/ à /b/. Ici,
/m/ et /b/ ont tout en commun sauf la nasalité qui est présente en /m/ et
absente en /b/. Les phonèmes /m/ et /b/ sont plus que différents, ils sont
contraires l’un de l’autre. L’absence de substance dans l’un des contraires est
considéré comme porteur d’un trait zéro. Même s’il porte le nom positif, le
trait « oral » est considéré comme un trait zéro.
En morphologie, outre notre couple singulier/pluriel,
il existe divers binômes tels le présent/imparfait je mange/je mangeais, le positif/négatif je
mange/je ne mange pas ou le actif/passif Kwasi vend un poulet/un poulet est vendu par Kwasi. A propos du
couple actif/passif, même J-M Builles, disciple de l’Ecole de Prague et
particulièrement de André Martinet pour qui (1967 : 15) « tout signe
linguistique comporte un signifié […] et un signifiant », relève la
contradiction entre cette affirmation et la théorie du « morphème zéro ». A propos du
binôme actif/passif, il écrit (1998 : 258-259) :
On
peut identifier un monème de voix passive. La valeur de ce monème se
ramène à son rôle, qui consiste à faire monter en fonction sujet le participant
qui subit l’action dénotée par le verbe [ici poulet]. Le monème voix passive se matérialise sous la forme d’un
signifiant discontinu (auxiliaire être associé au participe passé du verbe,
c’est-à-dire ici, à l’écrit, [est …u(e)] qui encadre le signifiant du
monème verbal [est vendu]. En revanche, on ne peut identifier un monème de voix
active, car cette voix n’a jamais de signifiant. La voix active, c’est tout
simplement l’absence de voix passive.
On pourrait faire des remarques analogues au sujet des autres couples
de valeurs. A propos du binôme présent/imparfait du français par exemple, le
monème de l’imparfait, /ais/, est bien
évident ; en revanche le présent n’a pas de signifiant, donc pas de
monème. Quant au couple positif/négatif, seul le membre négatif dispose d’un
monème dont le signifiant est discontinu, /ne … pas/. L’absence de signifiant
pour le positif est évidente.
3. La dérivation plutôt que de
la « substance zéro »
Selon cette théorie linguistique qui veut que
« un principe de dichotomique [soit] à la base de tout le système des
traits distinctifs du langage »[1],
tout se passe comme si l’unité linguistique n’a pas une naissance autonome,
comme si tous les éléments d’un système sont nés d’un seul coup. Ainsi le trait
nasal serait né en même temps que le trait oral, que le singulier et le pluriel
seraient nés simultanément. L’observation empirique autant que l’expérience
scientifique démentent cette théorie. Ce que l’on voit plutôt, c’est un
phénomène de dérivation. Tous ceux qui ont pu observer le développement du
langage chez l’enfant à partir d’un an savent que les consonnes qui
apparaissent en premier sont des occlusives ; ensuite viennent les
constrictives dont le type d’obstacle, un équilibre entre l’occlusion et
l’ouverture, est plus difficile à réaliser que l’occlusion. Avec les deux types
d’obstacles, les consonnes qui apparaissent les premières sont des
non-voisées ; suivent après les voisées dont la réalisation demandent une
habileté nouvelle, l’intervention du jeu des cordes vocales. Cela explique
pourquoi chez l’enfant /p t k/ apparaissent avant /f s x/, et /p t k/ avant /b
d g/. Autrement dit si le phonème /p/ se distingue du phonème /b/, ce n’est pas
parce qu’il a le trait non-voisé et
/b/ un trait voisé, lesquels traits
s’opposeraient l’un à l’autre, mais parce que /b/ dérive de /p/, le trait
dérivatif étant le voisé. Autrement
dit, /b/ est un /p/ complexifié par le voisement.
Qu’est-ce que le présent de je mange par rapport à l’imparfait de je mangeais sinon que le moment de l’énonciation qui sert de repère
à tous les autres moments du discours, ceux d’avant et ceux d’après ?
A propos de la négation, le bon sens veut que l’idée je mange précède celle de je ne mange pas. Je mange n’est pas conditionné par la présence de je ne mange pas, mais je ne mange pas, lui, ne peut exister
sans l’existence préalable de je mange.
En d’autres termes le négatif ne pas
n’est pas né en même temps que son absence. Il est le dérivatif d’une
expression née à partir d’une autre dans laquelle il n’était pas présent.
En ce qui concerne le faux couple singulier/pluriel,
la présence acceptée du mot pluralisation
suffit à montrer que le pluriel est le résultat d’un processus, celui de la
dérivation. Le marqueur de pluriel ne cohabite pas avec un marqueur de
singulier. Il vient donner une forme complexe au nom dont le rôle est de
désigner une notion. En tant que dérivatif, le pluriel n’est pas opposable à
son absence. De cheval est né chevaux non pas par substitution d’un
morphème zéro par le marqueur s, mais
par adjonction de s à la forme
générique cheval.
A coup sûr le linguiste s’est, à tort, comporté comme
un ingénieur pour qui les unités de mesure en communication sont des signaux
binaires.
4. Le caractère qualificatif du « un »
du singulier
Quel écolier qui, regardant un dessin de cheval dans
une leçon sur le son « ch », penserait à un cheval en termes de quantité,
en tant qu’unité ? Il voit dans le dessin plutôt un ensemble de propriétés
qu’un animal doit avoir pour être qualifié de cheval. C’est quand, sur la page
d’une leçon d’arithmétique, il voit un dessin représentant deux chevaux et un
autre représentant trois chevaux à côté de celui qui ne représente qu’un cheval
qu’il commencera à associer à cheval une notion de quantité.
Les
mathématiques ont créé le nombre « un » et même le nombre zéro pour
ses besoins. Pour la langue, la quantité numérique précise n’est envisagée
qu’avec l’adjectif numéral, lequel ne commence à exister qu’avec
« deux ». La preuve formelle de ceci est dans la construction de
l’adjectif. Dans la plupart des langues, l’adjectif numéral a une construction
différente de celle de l’adjectif qualificatif et l’adjectif qui représente
« un » se construit comme un adjectif qualificatif. En espagnol par
exemple l’adjectif « un », tel un adjectif qualificatif, s’accorde en
genre et en nombre avec le nom qu’il détermine. Comparons « un »,
variable, et « deux », invariable, dans le tableau suivant :
« un »
|
« deux »
|
||||||
|
|
|
|
||||||
uno
|
bueno
|
muchacho
|
|||||
unos
|
buenos
|
muchachos
|
dos
|
buenos
|
muchachos
|
||
una
|
buena
|
muchacha
|
|||||
unas
|
buenas
|
muchachas
|
dos
|
buenas
|
muchachas
|
En tem, une langue à genres Niger-Congo, l’adjectif numéral, de
« deux » à « cinq » s’accorde en genre et en nombre, tout
comme l’adjectif qualificatif. Mais dans leurs structures respectives les deux
types d’adjectif se distinguent sur deux points. D’une part le dérivatif
préfixé qui distingue un adjectif d’un substantif est différent d’un type à
l’autre : il est /kɩ/ pour le qualificatif et /na/ pour le numéral.
D’autre part la marque d’accord est suffixée au radical de l’adjectif
qualificatif tandis qu’il est préfixé au radical du numéral :
nom
|
qualif
|
numér
|
|
|
|
|
|
|
|
|
yisi
|
kɩsɛɛmɩsɩ
|
nasɩlɛ
|
deux calebasses
rouges
|
yi-sɩ
|
kɩ-sɛɛm-sɩ
|
na-sɩ-lɛ
|
|
bɔtɩ
|
kɩsɛɛmɩtɩ
|
natɩlɛ
|
deux moustiques
rouges
|
bɔɖ-tɩ
|
kɩ-sɛɛm-tɩ
|
na-tɩ-lɛ
|
Quand il s’agit d’exprimer l’unité, le déterminant qui qualifié a pour
radical /ɖʋm/. Mais ce radical se comporte comme s’il était un radical
d’adjectif qualificatif :
nom
|
qualif
|
|
|
|
|
|
|
yika
|
kʋɖʋmɔɔ
|
une (seule)
calebasse
|
yi-ka
|
kɩ-ɖʋm-ka
|
|
bɔɖʋʋ
|
kʋɖʋmʋʋ
|
un (seul)
moustique
|
bɔɖ-kʋ
|
kɩ-ɖʋm-kʋ
|
Ainsi, par sa construction, l’adjectif /kɩ-ɖʋm/, à l’instar de son
homologue espagnol, fait la preuve de sa nature de qualificatif. Autrement dit,
un numéral « un » à valeur quantitative n’existe pas en tem. Une
autre preuve à cela, la possibilité de sa pluralisation :
nom
|
qualif
|
|
|
|
|
|
|
yisi
|
kʋɖʋmasɩ
|
les mêmes
calebasses
|
yi-sɩ
|
kɩ-ɖʋm-sɩ
|
|
bɔtɩ
|
kʋɖʋmɩtɩ
|
les mêmes
moustiques
|
bɔɖ-tɩ
|
kɩ-ɖʋm-tɩ
|
Si le tem, l’espagnol, le français sont capables de révéler le vrai
rôle du déterminant « un », celui de la qualification, c’est parce
que leurs substantifs sont dotés d’une morphologie riche qui associe une règle
d’accord en genre et en nombre entre le substantif et son déterminant
adjectival. Les langues dépourvues de la même richesse sont incapables de
révéler cette identité, certes, mais cela n’est pas une raison de ne pas la
généraliser à toutes les langues. Aussi peut-on conclure que pour n’importe
quelle langue naturelle l’unité n’est pas une valeur quantitative mais
qualitative.
Etant donné que le substantif est un faisceau de
propriétés qualitatives, un déterminant qualitatif ne saurait lui associer un
marqueur exprimant une quantité appelée singulier.
Le « un » n’étant pas un adjectif numéral, il n’y a pas de raison
qu’il génère un marqueur de quantité qui serait le singulier.
D’ailleurs, on pourrait se demander si le savoir de
l’inexistence de « un » en tant que nombre n’était pas déjà infus
dans les l’esprit des Anciens. En effet l’adjectif qui dérive du mot nombre, nombreux en français, numerous en anglais par exemple, renvoie
toujours à plus d’une unité. Cela ne veut-il pas dire que « un » ne
fait partie du nombre ?
5. A qui/quoi profite la
« mort » du singulier ?
La notion de singulier en tant que marqueur de nombre
dans un substantif est vieille de plus de 2000 ans. On pourrait la qualifier de
vérité universelle versée au patrimoine du savoir de l’humanité. A quoi sert-il
aujourd’hui de s’épuiser pour démontrer
qu’elle n’a jamais existé ?
Au-delà du bien que cela fait de rétablir la vérité
scientifique et l’espoir qu’un jour nos livres de grammaires et nos réflexes
seront débarrassés des inexactitudes inutiles, la bénéficiaire la plus
importante est la linguistique africaine
notamment celle des langues à genres du phylum Niger-Congo (N-C).
La plupart des langues N-C sont des langues à
genres. Comme le latin et à la différence du français ou de l’espagnol, elles
ont choisi, pour la pluralisation des noms, le mode de la substitution :
Rad-x1/Rad-y1, Rad-x2/Rad-y2, etc.
Au lieu d’analyser Rad-x1 comme un radical suivi du marqueur de
genre et Rad-y1 comme un radical suivi du marqueur de pluriel
spécifique au genre x1, les pionniers du bantu (dont les langues
sont toutes à genres) ont baptisé x1 ‘classe 1’, y1
‘classe 2’, x2 ‘classe 3, ainsi de suite. En d’autres termes le
lexique des noms serait subdivisé en ‘classes’, chacune reconnaissable à
l’affixe commun que portent les noms qui la composent. On relève que les classes
x sont des ‘classes singulier’ tandis que les classes y sont des ‘classes
pluriel’. Probablement inspirés par le schéma du latin, ils ont vu dans x le
marqueur de singulier. Refusant de reconnaître à x une autre valeur, les
pionniers ont indirectement postulé, pour la première fois au monde,
l’existence d’un marqueur propre au singulier. Plus grave, ils ont ainsi
affirmé la possibilité qu’une langue, sans raison, puisse disposer de plusieurs
marqueurs de singulier, une redondance monstrueuse.
La génération de linguistes qui a suivi celle des
pionniers a daigné créer des couples de classes, les couples
singulier/pluriel : x1/y1, x2/y2,
etc. Mais comme la première génération, elle a dénié, sous divers prétextes,
toute valeur sémantique au couple ainsi créé. Le couple x/y est appelé ‘genre’
mais un ‘genre grammatical’ basé sur la simple association de x et y, et non un
genre sémantique qui aurait dû trouver son fondement dans les propriétés des
radicaux. Loin de faire avancer la recherche la création d’un ‘genre
grammatical’ n’a fait que la compliquer. Quand un substantif a pour ‘singulier’
x1 et pour pluriel y2, le couple x1/y2
est censé constituer un genre autonome, de sorte qu’avec les classes x1,
x2, y1, y2, au lieu de deux ‘genres’ (x1/y1,
x2/y2) on en a trois (x1/y1, x2/y2,
x1/y2). On attribue ainsi à la langue plus de ‘genres’
qu’elle n’en a.
Le rejet du ‘singulier’ permet à l’affixe x du genre
N-C de retrouver son vrai statut, celui de marqueur de genre. Si des radicaux
sont regroupés autour d’un même affixe x c’est parce qu’ils ont une propriété
commune. Soit dans le paradigme d’un x les Rad1 de propriétés [a b
c], les radicaux Rad2 de propriétés [a d e] et les radicaux Rad3
de propriétés [a f g]. L’ensemble des radicaux de notre paradigme à affixe x sont
liés par la propriété [a]. Au niveau morphologique, chaque radical doit montrer
explicitement qu’il est lié aux autres par la propriété [a]. Pour cela, [a] va
être dupliqué pour donner [a1] et [a2] et l’on va créer
un intérieur et un extérieur de Rad. La variante [a1] tient lieu de
[a] à l’intérieur et la variante [a2] se positionne à
l’extérieur :
Rad1
|
|
Intér
|
Extér
|
|
|
|
|
[a1
b c]
|
[a2]
|
L’ensemble [a1 b c] forme le contenu sémantique du radical,
le singleton [a2] est l’aiguilleur qui oriente le radical vers un
genre. Il reçoit un signifiant tout comme le radical et devient un affixe,
l’affixe de genre, notre x.
Dans une langue N-C à genres comme le tem, si la
propriété [a] représente la petitesse, son [a2] prendra le nom de ka. Avec le radical yi on aura le substantif yika
‘calebasse’.
yi
|
|
Intér
|
Extér
|
|
|
|
|
[a1
b c]
|
[a2]
|
|
|
|
|
yi
|
ka
|
Au genre ka est affecté un
marqueur de pluriel spécifique, sɩ.
Quand sɩ se substitue à ka pour assumer à son tour [a2]
on obtient yisi ‘calebasses’ :
yi
|
|
Intér
|
Extér
|
|
|
|
|
yi
|
sɩ
|
On reconnaît l’appartenance de yisi
au genre ka à travers sɩ parce que ce pluralisateur est
spécifique à ce genre. L’affixe ka
retrouve ainsi sa vraie et unique fonction qui est celle de marquer
l’appartenance de yika/yisi au genre de la petitesse.
Conclusion
Le singulier est-il mort ? Non, parce que pour
mourir il faut avoir existé. Or le singulier n’a jamais existé. Il ne s’agit
donc pas de mort mais d’extirpation de nos mentalités l’idée de singulier comme
valeur grammaticale du nom. Cela est-il possible pour une idée répandue dans le
monde depuis deux millénaires ? Il ne s’agit pas de jouer aux Don
Quichotte. Mon objectif est de restituer à l’affixe du genre des langues
Niger-Congo son vrai statut afin de restituer la vérité scientifique mais en
même temps balayer l’idée sous-jacente à la théorie de la ‘classe nominale’,
une idée qui tient ces langues pour des langues à singulier, que dis-je, à
plusieurs singuliers, ce qui fait d’elles des langues illogiques de
« pré-homo sapiens ».
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