Des genres dans des langues africaines ?

Il y a un terme qui aurait dû disparaître de nos mémoires d'écolier mais qui a retrouvé une seconde vie dans le langage spécialisé des experts en développement : le genre. Il n'y a pas un projet de développement ou de promotion des droits humains qui, pour être crédible et finançable, ne prend en compte la question « genre ». Le « genre » des experts en développement renvoie bien entendu au genre féminin, c'est-à-dire à la femme. Les grammaires indoeuropéennes auxquelles est emprunté ce mot connaissent trois genres : le genre masculin, le genre féminin et le genre neutre. Certaines d'entre elles comme le français, se limitent à deux, le masculin et le féminin.

Les langues négro-africaines sont réparties en quatre familles dont la plus importante en nombre  de langues et en superficie couverte est le Niger-Congo. La plupart des langues de cette famille manifestent des phénomènes morphologiques qui rappellent les genres, les accords en genre et en nombre et le mode de pronominalisation du latin bien qu'on n'y parle pas de regroupement par sexe. Dans ce cas, a-t-on affaire à des genres ou à autre chose ?

Soit deux langues A et B et leurs lexiques de noms respectifs. Les deux langues nomment les mêmes réalités, mais avec des mots différents. Là où l'une dit horse, l'autre dit cheval pour le même animal. Les objets désignés par les deux lexiques peuvent être répartis de la même façon par les communautés locutrices des deux langues : le groupe des animaux, le groupe des végétaux, le groupe des objets qui peuvent être comptés, le groupe des objets non comptables, le groupe des êtres sexués mâles, le groupe des êtres sexués femelles, etc. Alors que rien ne l'y oblige, la communauté de langue A peut décider de traduire dans les noms ce qui n'était, jusque là, que conceptuel. Ainsi, à chacun des noms d'un groupe on apposera un affixe x (préfixe s'il précède le nom, suffixe s'il lui succède). Aux noms d'un autre groupe, ce sera l'affixe x_1, à ceux d'un autre groupe ce sera l'affixe x₂, et ainsi de suite jusqu'à épuisement des groupes retenus. Ainsi, au nom espagnol muchach-, on apposera le suffixe a pour désigner une fille, muchacha (genre féminin) ou le suffixe o pour désigner un garçon, muchacho (genre masculin). Dans le même temps, la communauté de la langue B, bien que différenciant conceptuellement le féminin du masculin, ne procède à aucune modification de forme sur les noms du lexique de sa langue. La langue A sera dite langue à genres tandis que la langue B sera dite langue sans genres. 

Le genre ne se manifeste pas que par l'affixe associé à un radical de nom. Il peut se manifester aussi dans l'adjectif qui qualifie le nom. Celui-ci sera flanqué du même affixe que le  nom qualifié. Ainsi si en espagnol la fille est blanche on dira muchacha blanca et si le garçon est, lui aussi, blanc, on dira muchacho blanco. Le genre se manifeste aussi dans le substitut pronominal du nom, notamment le pronom sujet. Ainsi muchacha aura pour pronom sujet ella tandis celui de muchacho sera él.

Dans une langue Niger-Congo comme le swahili on observe le même phénomène d'affixation du nom, d'accord avec le qualifiant et de spécialisation de la forme du pronom. Le nom mtoto 'enfant' (pl. watoto) a pour affixe m. S'il est qualifié par l'adjectif zuri 'bon', on aura mtoto mzuri 'bon enfant'. Le nom mtoto a pour pronom sujet a. Un autre nom, kikapu (pl. vikapu) 'panier' a pour affixe ki. Qualifié par zuri, il devient kikapu kizuri 'bon panier'. Son pronom sujet est ki.

L'analogie des formes entre l'espagnol et le swahili est parfaite, à une différence près, le mode de pluralisation des noms. En espagnol le marqueur de pluriel n’a qu’une forme : s. Au pluriel muchacha et muchacho deviennent respectivement  muchachas et muchachos. En swahili, le pluriel prend une forme spécifique à chaque affixe. Les affixes m et ki ont pour forme de plurielwa et vi respectivement. Au pluriel, mtoto mzuri devient watoto wazuri et kikapu kizuri devient vikapu vizuri. Comme on voit, aucune des formes de pluriel n'empêche le genre de fonctionner au niveau aussi bien de l'affixe, de l'accord que de la pronominalisation. On devrait donc parler de genres dans les deux cas. Mais certains pensent qu'on a affaire en swahili et dans les autres langues Niger-Congo de même morphologie nominale à autre chose qu'à des genres.

Un des arguments contre la reconnaissance des genres en swahili est qu’on ne parle de genres que si la répartition des noms se fait sur une base sexuelle. Selon cet argument, seuls les regroupements sur la base sexuelle méritent le titre de genres. Cet argument ne tient pas compte du fait que le choix des propriétés classificatoires qui sont à la base des genres est purement subjectif. Une communauté culturelle peut distinguer les êtres sur une base sexuelle et un autre sur une autre base : l’humanité, la taille par rapport à la norme, le caractère discret ou non des êtres, etc.

D'autres disent qu'on pourrait, à la rigueur, accepter ces propriétés comme fondatrices de genres si les groupes constitués étaient purs, sans intrus: pour qu’un genre puisse être qualifié d’humain il faudrait qu’il ne renferme que des humains, exclusivement. Sur cette base on renoncerait à reconnaître les genres masculin et féminin du français qui comportent des noms tels que sable ou table. Les intrus sont essentiellement dus à l'évolution du système de genre. Un genre peut disparaître en répartissant ses noms aux genres restant. C'est le cas du français où le genre neutre a disparu. Le même genre, sans disparaître peut subir une mue. De genre regroupant les êtres animés il peut passer à un genre plus restreint, ne comprenant plus que les seuls humains des animés. Mais l’expulsion des non-humains n’est jamais totale. C’est ainsi que d’anciens membres légaux du genre deviennent des intrus.

 Un genre n'est pas forcément fondé sur une base sexuelle, il peut être fondé sur la mobilité ou non-mobilité des êtres, leur l'humanité et leur la non-humanité. Il faut être mû par des considérations autres que scientifiques pour vouloir traiter le regroupement des noms des langues Niger-Congo autrement que comme un regroupement en genres.